Après la tournée du trio Carol aux États-Unis, Christophe Rocher revient sur cette aventure outre-atlantique qui va bien au-delà de simples concerts à l’étranger, et qui se transforme pour devenir aussi une odyssée européenne parsemée de rencontres artistiques et humaines exceptionnelles…
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La tournée américaine du trio CAROL a bénéficié du soutien financier de Spectacle vivant en Bretagne, de la Sacem, de la ville de Brest, de l’Institut Français, de la Région Bretagne, de la Spedidam.
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Interview par Erwan Bargain pour Bretagne Actuelle.
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Fondateur de l’Ensemble Nautilis, basé dans le Finistère, le clarinettiste Christophe Rocher revient d’une tournée aux Etats-Unis. Avec ses acolytes, le contrebassiste Frédéric B. Briet et le batteur Nicolas Pointard, ils ont ainsi joué à la Nouvelle-Orléans, à Denver, Iowa City et Minneapolis. Retour sur cette belle aventure humaine, réalisée dans le cadre du projet ARCH, dédié aux échanges artistiques entre musiciens bretons et internationaux.
D’où est né le désir de lancer ARCH ?
Je suis un laborieux, j’ai besoin de temps pour trouver la musique, et aussi les bonnes personnes, Alors quand mon ami Alexandre Pierrepont, anthropologue du jazz d’aujourd’hui, journaliste, et penseur, m’a proposé une tournée aux USA, où je jouerais avec nombre de musiciens américains tous plus connus et magnifiques les uns que les autres. J’ai réfléchi quelques secondes et, à sa grande surprise, j’ai refusé pour lui proposer l’instant suivant, un autre type d’aventure, plus durable et plus en cohérence avec ce que je suis : un voyage pour jouer avec tous ces musiciens, certes, mais un voyage qui serait un voyage d’exploration, un voyage initiatique, en vue de créer des relations plus durables, car je n’aime pas les « one shots ». Nous sommes donc partis pour 3 semaines en mars 2012, à New York, puis Chicago, Alexandre Pierrepont, Frédéric B. Briet (contrebassiste) et moi. Nous avons joué lors de sessions, de rencontres et de concerts, 2 à 3 fois par jour parfois. Nous avons rencontré des artistes auprès desquels nous avons expliqué notre désir de faire de la Bretagne un point d’ancrage de rencontres et de créations entre musiciens américains (en particulier de Chicago) et bretons. Au retour, notre choix était clair, ces contacts humains et artistiques devaient profiter à tous dans Nautilis, ici, en Bretagne. Nous avons donc imaginé ce dispositif ARCH dont le but est de favoriser les rencontres, les créations et la diffusion de la musique créée de part et d’autre de l’Atlantique, en provoquant des concerts mêlant Bretons et Américains.
Que retiens-tu des quatre premières années du projet et des échanges avec la scène de Chicago ?
Evidemment, il me faudrait quelques heures et quelques centaines de pages pour répondre à cette question. Mais en un mot : l’humanité. Nous avons fini ce premier volet de quatre ans en créant un grand orchestre le Third Coast Orchestra, qui a joué au Quartz et à Paris, à la Dynamo de Banlieue Bleue. Nous l’avons appelé ainsi, sur le constat finalement que nos deux communautés, bretonnes comme chicagoannes étaient très concernées par les côtes, les rivages, les bordures, Chicago étant au bord de l’immense lac Michigan, qui est appelé la troisième côte des Etats-Unis. Ces côtes sont des invitations aux voyages, à la navigation, mais aussi à l’accueil des navigateurs des autres contrées, c’est un état d’esprit commun que nous portons en nous à travers la musique, mais aussi dans nos vies. Voyager mais aussi, accueillir les gens qui arrivent par la mer notamment, les étrangers, les autres, nous a semblé être une question importante et intemporelle, comprend qui veut ou comprend qui peut ! Chicago est aussi la ville des Etats-Unis la plus ségréguée, les afro-américains vivent pour la plupart au sud de la ville, les blancs au nord. Les musiciens n’échappent pas à ce mur physique, pourtant ils jouent ensemble régulièrement, militent pour la plupart, encore aujourd’hui, contre cette ségrégation. Rob Mazurek, à qui nous avons confié la direction de ce grand orchestre, est le symbole de cette humanité, avec cet ensemble qui mêle hommes et femmes de Bretagne et de Chicago, blanc et noirs, venant du jazz, du rock, de la musique traditionnelle, tous improvisateurs. Quelques minutes avant de monter sur scène, le jour de la première, Rob m’a glissé à l’oreille : « tu sais, Christophe, mon rôle, ce n’est pas que les musiciens jouent bien ma musique, c’est qu’ils jouent la leur, qu’ils soient heureux ensemble, et qu’ils partagent de l’amour ».
Le rapport à la musique est-il différent des deux côtés de l’Atlantique et si oui, pourquoi ?
Oui, en France, nous éprouvons le besoin de mettre des étiquettes avant même d’entendre la musique. Nous, musiciens français, parlons beaucoup de la musique avant de la jouer, les américains parlent très peu de la musique qu’ils jouent, ils se contentent de la jouer. Et si un musicien, en France, joue du jazz, alors, nous, Français, avons parfois du mal à comprendre que le lendemain, il parte en tournée avec un groupe de rock très commercial, ou de musique expérimentale radicale, et pourtant, c’est exactement ce que font la plupart des musiciens que nous rencontrons sur le continent américain, c’est une attitude d’ouverture qui me plait beaucoup, une attitude vitale même. Par exemple parmi les musiciens avec lesquels nous avons joué : Matt Bauder joue dans Arcade Fire, Jeff Parker dans Tortoise et à Montréal, nous avons rencontré les musiciens de Godspeed You Black Emperor, notamment Thierry Amar et surtout Mauro Pezzente qui gère le Suoni Per El Popolo, festival de musique expérimental, un festival qui balaye très large, de la musique contemporaine au Punk en passant par le Freejazz et la danse contemporaine. Par ailleurs, ici, nous avons encore la chance de vivre avec un système social que les gouvernements successifs tentent de désosser mais qui permet encore aujourd’hui aux écoles, aux conservatoires, aux scènes, aux festivals de faire circuler les artistes auprès des populations. Cela est très différent aux USA, la musique se loge dans d’autres endroits, par les bonnes volontés, les festivals… Il faut savoir que nos amis américains nous envient profondément ce système social, ils nous le disent souvent : « résistez, la France est un modèle ! ». Et ce, d’autant plus aujourd’hui avec le gouvernement Trump. Souvent, ceux qui gagnent de l’argent en font profiter les autres pour pallier au manque de solidarité du modèle américain (santé, éducation …). Par exemple Mike Reed, batteur de Chicago, dirige un des plus grands festivals de rock et de pop des USA, le Pitchfork Music Festival. Il a ouvert le Constellation, un des plus beaux clubs de jazz contemporain et de musiques créatives de Chicago, notamment grâce à l’activité du Pitchfork. C’est un peu comme si les Vieilles Charrues finançaient Penn ar Jazz, et ici, c’est difficile à imaginer !
Comment s’est déroulée votre dernière tournée aux USA ?
Nous sommes passés par les villes de La Nouvelle Orleans, Denver (qui est jumelée avec Brest), Iowa-City et Minneapolis. Nous travaillons déjà à la tournée 2019 car les contacts que nous avions dans certaines villes n’ont pas pu se concrétiser cette année (Seattle, Houston, Los Angeles et Detroit en particulier). Nous avons débuté la tournée avec la formation Bonadventure Pencrof, créée en 2013, puis terminé avec le Trio Carol qui accueillait chaque soir un nouvel invité dans la ville où il jouait. Pour finir, mes camarades sont rentrés en Bretagne. Je suis alors passé par Chicago pour avancer sur de nouveaux projets et j’ai fini mon périple par quatre jours de concerts avec Joe Fonda et Harvey Sorgen, deux musiciens new-yorkais qui m’invitent depuis quelques années régulièrement.
Pourquoi vouloir développer désormais le projet en direction du Canada et de l’Italie ? Et pourquoi avoir choisi ces pays ?
Ces échanges ARCH, nous ne pourrions les réaliser si, à Brest, l’Ensemble Nautilis que j’ai la chance d’animer ne travaillait pas main dans la main avec Penn ar jazz, qui programme l’Atlantique Jazz Festival et qui fait un travail de terrain et de diffusion incomparable toute l’année pour les musiques créatives en générale. Nous avons donc réalisé un cycle durant 4 années avec Chicago, un cycle dont nous avions programmé l’obsolescence intentionnellement et qui a généré des relations, aujourd’hui, durables avec les Etats-Unis. Il ne reste plus qu’à reproduire cette démarche avec d’autres endroits du monde en tirant les leçons de cette première expérience. Un des constats a été que la réciprocité n’a pas été très grande avec Chicago. Nous, les Français, avons beaucoup mené la barque, fait les choix artistiques, décidé des musiciens que nous souhaitions inviter etc. La France est un pays qui, à tous les niveaux de son institution (Etat, Région, Département, Ville) se pose la question de la présence de la culture et donc ces aventures ne pourraient voir le jour sans l’intervention de fonds publiques. Aux Etats-Unis, l’institution est totalement absente, en tout cas dans les domaines artistiques qui nous occupent. C’est effrayant, alors que les musiques afro-américaines, le jazz, le blues, le rock font partie intégrante de l’ADN culturel de tous les Américains, les représentants du peuple américain (gouvernement, états, villes) n’apportent aucun soutien tangible à la création et aux musiciens qui vivent dans un cadre économique lamentable ou sous la pression de la réussite économique. Seuls ceux qui ont un soutien privé ou qui jouent régulièrement à l’étranger s’en sortent. Autant dire que nous n’avons pas trouvé de réciprocité économique dans ces échanges, nous les avons malgré tout réalisés en trouvant notamment quelques fonds privés.
Nous avons donc aujourd’hui l’envie de trouver des modèles d’échanges où la question de la réciprocité (dans les choix artistiques et dans le partage des poids économiques) se pose. Je ne parle pas nécessairement d’équilibre ou d’égalité mais l’intention et le partage sont importants pour nous. Nous avons donc commencé l’an dernier un travail avec la ville de Montréal, en considérant que 4 entités devaient être autour de la table cette fois : le festival Suoni per el popolo à Montréal, un certain nombre de musiciens québécois, Penn ar Jazz et l’Ensemble Nautilis. Nous construisons les choses de façon plus réciproque et cela nous semble plus riche. Pour ce qui est des pays d’Europe, c’est un peu différent, j’aimerais initier avec quelques partenaires, une sorte de réseau de circulation des artistes, qui serait en symbiose avec nos modes de fonctionnement et de création (du local au local). Par exemple, j’ai rencontré, dans les montagnes au Nord de Brescia près de Milan, un collectif de musiciens qui gère un lieu qui se nomme l’Alberodonte, ils y jouent régulièrement, invitent nombre de musiciens à travailler avec eux et notamment certains de Chicago. Gabrielle Mitelli, l’un des piliers, est trompettiste, activiste, mais aussi vigneron et pas n’importe quel vigneron. Nous sommes en train de préparer un événement en Centre Bretagne autour d’échanges avec ces nouveaux amis italiens, sur la notion de musique et de terre, terroir, territoire, avec les Musiques Têtues à Rostrenen, l’école de musique de Rostrenen, le conservatoire de Brest et l’école de musique de Carhaix. Cela n’est encore qu’un projet. Gabrielle de son côté souhaite inviter l’Ensemble Nautilis. L’idée serait de trouver plusieurs points d’ancrage de ce type en Europe pour créer un réseau de circulation artistique qui corresponde à nos pensées par rapport à la musique telle que nous souhaitons la fabriquer et la vivre.